Retour à Reims [fragments], entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Pourquoi avoir choisi d'adapter Retour à Reims de Didier Éribon ?

C'est à l'origine une proposition de la productrice Marie-Ange Luciani qui m'a contacté car cela faisait sens pour elle d'adapter ce livre en passant par l'archive, tout en me laissant néanmoins la liberté de la forme. Je sortais de Nos Défaites, qui m'avait posé beaucoup de questions sur ma place en tant que cinéaste au sein du système de classe et en rapport avec les spectateurs. J'avais lu le livre il y a quelques années et j'avais surtout le souvenir qu'il abordait le sujet du transfuge de classe. de l'homosexualité en province et une histoire de famille. Cette proposition a été l'occasion de le relire et j'ai été frappé par l'histoire politique qu'il raconte, en rassemblant des éléments et des évènements que l'on connait mais qui se retrouvent expliqués par un lien clair. probablement parce qu'Éribon passe par l'histoire de sa famille. Je me suis alors dit que s'il y avait une adaptation à faire. c'était de cet aspect-là. Cela permettait de raconter l'histoire politique du basculement d'une partie de l'électorat de gauche vers la droite avec l'arrivée de Le Pen. Il fallait auparavant introduire les personnages des membres de la famille d'Éribon pour retracer un récit sociologique de la classe ouvrière jusqu'à son supposé délitement.

 

Aviez-vous aussi le désir d'apporter votre lecture personnelle et intime du livre ?

Ce n'était pas tant le moyen de parler de moi que de ma propre famille, à qui j'adresse le film, même si elle a des différences avec celle d'Éribon et qu'elle a basculé plutôt dans l'abstention que dans l'extrême-droite.

 

À partir de cette histoire très personnelle, vous utilisez l'archive pour ouvrir vers un récit plus collectif.

L'archive permettait d'apporter des voix issues du même milieu et qui pouvaient correspondre à la famille d'Éribon. ainsi que d'autres exemples de vies. des variations. des nuances. des contrepoints pour ouvrir davantage ce texte et l'adresser aux spectateurs.

 

Sans l'épilogue, le constat dressé est désespéré. Le film aurait-il pu exister sans cet épilogue ?

On ne peut clairement pas achever un film dans une défaite intégrale de la classe poli­tique et de ceux qui votent pour elle. Il fallait absolument ouvrir au-delà de la publication du livre en 2009 à partir de la proposition d'Éribon d'interroger la gauche aujourd'hui. Il était donc essentiel d'aller chercher dans notre époque, qui peut pourtant être désespérante, ce qui vit encore.

Vous avez l'habitude de travailler l'archive, avez-vous procédé différemment sur ce film ?

Je travaille toujours l'archive de la même manière, mais la différence réside dans le fait que je n'ai utilisé que des archives en fran­çais, avec un fond important puisqu'il y a une grande culture de l'archivage en France. Par ailleurs, je connaissais déjà bien l'histoire des représentations de la classe ouvrière et j'ai pu partir de ma mémoire, de ce dont je me souvenais ou ce que ça m'évoquait. J'ai ensuite réalisé un travail de dépouillement et de recherches dans les fonds de l'INA, de Ciné-archives, qui gère les archives du PCF et de la CGT, et des banques de don­nées du cinéma. La majorité des images pro­viennent de la télévision, mais étant tournées à l'époque en 16rrirri dans une grammaire cinématographique et dans les codes du ci­néma d'observations anthropologique, elles paraissent comme du cinéma et non de la télévision, et j'ai été impressionné par cette découverte

Ce film semble faire synthèse de votre tra­vail, d'un point de vue formel et thématique. notamment par la présence des femmes ton­dues à la fin de la guerre qui rappelle Eût-elle été criminelle… et par l'interrogation de la classe ouvrière, de la lutte. Était-ce une dé­marche consciente ?

Ce n'était pas un objectif, mais j'ai trouvé des évidences dans le livre d'Éribon qui réson­naient avec mon rapport personnel à ce qu'il raconte, que j'ai donc inclus dans le film. Par ailleurs, il y a certains extraits que j'avais déjà utilisés, comme celui d'un film du groupe Medvedkine dans Nos Défaites, que j'ai repris car ils me semblent très justes. Il est évident que ce film est ainsi nourri de mes travaux précédents.

 

Il y a toutefois un aspect totalement inédit la présence d'une voix off.

J'aime avec chaque nouveau projet ap­prendre ce que je ne sais pas faire, et j'ai aussi accepté ce film pour me confronter à la présence d'une voix off, qui me semblait inéluctable pour conserver la langue d'Éri­bon. Je savais que ce serait difficile pour moi mais cela me permettait d'interroger le rap­port entre les images et la voix off. Il a fallu aussi adapter cette langue et cette voix off, car ce qui semblait simple à lire pouvait de­venir beaucoup plus complexe à l'oral, Ma­rie-Ange Luciani a très vite proposé Adèle Haenel pour incarner cette voix, ce qui s'est immédiatement imposé comme une évi­dence pour permettre d'ouvrir là aussi da­vantage le texte.

Entretien réalisé en février 2022 à Rennes

 

Mathieu Champalaune
Répliques
Avril 2022